Interview with Sylvie Freyermuth

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Sylvie Freyermuth a commencé par le journalisme (presse écrite et audio-visuelle) au Républicain Lorrain et à RTL TV et Radio (1977 à 1979). Elle a ensuite repris des études en suivant un double cursus : Lettres modernes et Sciences sociales (sociologie et psycho-sociologie). En 1985, elle réussit le CAPES de Lettres Modernes et l’Agrégation de Lettres Modernes l’année suivante. Elle soutient sa thèse de Doctorat en Sciences du Langage, en 1996 à l’Université de Strasbourg. Elle a ensuite soutenu son HDR (Habilitation à diriger des recherches) en Sciences du Langage, en 2005 (Université de Strasbourg). Linguiste et professeure, elle a enseigné à tous les niveaux de l’enseignement secondaire (sauf la 4e de collège), de l’enseignement universitaire (de la première année de Licence à la direction de doctorats et d’HDR), et également en classe préparatoire aux grandes écoles (préparation au concours d’entrée à l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr, branche Lettres). Durant sa carrière, elle a professé la littérature française, le latin, la culture générale, la linguistique française, la grammaire française, la stylistique et la rhétorique. Elle prendra sa retraite dans 3 ans.

Pourriez-vous expliquer en des termes simples ce que fait un linguiste ? Quels sont les principaux défis de votre travail quotidien et qu’est-ce qui vous plaît le plus ?

Le linguiste est concerné par de nombreux domaines (syntaxe, sémantique, phonétique, grammaire, analyse du discours, rhétorique etc.), aussi est-il difficile de parler du linguiste en général. Mais pour ma part, il s’intéresse à l’évolution de la langue, à son fonctionnement, à la manière dont elle porte du sens.

Je donne la plupart de mon enseignement en Master d’Enseignement secondaire-filière « français », et j’ai affaire à un public très varié : Luxembourgeois d’origines diverses, Français, Belges. Aucun d’entre eux n’a la même maîtrise du français, compte tenu du fait que cette langue peut être seconde, maternelle, très bien maîtrisée ou problématique. Je dois donc trouver des moyens pédagogiques pour être accessible à tous les étudiants dans leur diversité. Mon défi quotidien est de leur rendre « simple » ce qui est parfois très complexe et de m’assurer que le fait de langue décrit est absolument maîtrisé à la fin du cours.

Quand et pourquoi avez-vous développé un intérêt pour la linguistique ?

Mon intérêt pour la linguistique est né assez tardivement dans mon cursus scolaire, c’est-à-dire à l’université. Je suivais un double parcours : Lettres modernes et Sciences sociales. Au collège (de l’âge de 10 ans à 14 ans, dans le système français), je détestais la grammaire, car elle nous était enseignée de la manière la plus traditionnelle et mécanique qui soit. Pour moi, c’était ennuyeux et cela manquait de sens.

Au contraire, à l’université, nous avons abordé la linguistique dans sa dimension langagière, humaine, rationnelle. C’était passionnant. La langue devenait un véritable terrain d’expérience et c’était en même temps très drôle et joyeux de faire des découvertes. Il faut dire que j’ai eu un excellent maître : le grand sémanticien Prof. Georges Kleiber, dont j’ai été la disciple durant tout mon parcours (Licence, Maîtrise, DEA, Doctorat, Habilitation à diriger des recherches (HDR)).

À quel moment de votre parcours professionnel la linguistique est-elle devenue intrigante ?

Dans mon parcours professionnel, la linguistique est devenue fascinante dès que j’ai commencé à enseigner, c’est-à-dire à l’âge de 24 ans. Je l’ai enseignée sous forme de grammaire et je l’ai aussi utilisée dans l’enseignement de la littérature pour construire une interprétation des textes.

Quels sont les traits les plus importants qu’un linguiste doit posséder aujourd’hui et quels sont, à votre avis, les traits futurs de la linguistique ?

Je vais répondre à la question à l’envers. Actuellement, et cela vaut pour le futur, les linguistes abandonnent de plus en plus les domaines « durs » de la linguistique (syntaxe, sémantique, phonétique, morphologie), pour se diriger vers l’analyse des discours, vers l’oralité, le Français langue étrangère (FLE), le Français sur objectif, etc. Or je pense que pour bien maîtriser ces domaines, il ne faut pas abandonner les domaines « durs », et c’est malheureusement ce qui se produit. Le linguiste doit maîtriser sa discipline, être ouvert d’esprit,  ne pas cloisonner ses domaines d’investigation.

Quelle est la particularité du travail linguistique au Luxembourg ? Y a-t-il des difficultés particulières auxquelles vous êtes confrontée ou des avantages spécifiques dont vous disposez ? Si oui, ont-ils changé au fil des années ?

C’est devenu un truisme de dire qu’au Luxembourg, on vit dans une société multilingue. Personne n’ignore la coexistence de 3 langues officielles : luxembourgeois, français et allemand, auxquelles il faut ajouter les langues de l’immigration, l’italien et le portugais pour les principales.  En outre, le système scolaire fait coexister les trois langues officielles en les introduisant progressivement dans le cursus. Mais la propriété même des langues (le luxembourgeois proche de l’allemand à cause de son appartenance au groupe germanique ) fait que les Luxembourgeois préfèrent nettement l’allemand au français qui est une langue romane. L’enseignement et la représentation du français – et même de la France – ne favorisent absolument pas la pratique du français qui recule nettement.

Dans mon quotidien de professeur d’université (j’enseigne aussi bien la linguistique et la grammaire que le littérature françaises, grâce à une double qualification en France par le Conseil national des Universités), je suis confrontée à des problèmes récurrents. Une majorité d’étudiants sont issus de l’immigration, ce qui a eu pour effet pervers de les diriger la plupart du temps vers l’enseignement technique, dans lequel la littérature et la langue françaises ont une part très réduite. La difficulté consiste alors à donner à ces étudiants un niveau honorable, sachant que leur expression écrite est très souvent marquée par de gros problèmes de syntaxe et d’orthographe.

De plus, l’enseignement du français au Luxembourg reste extrêmement traditionnel, notamment sous la forme d’une inculcation des règles mises mécaniquement en application dans des exercices ; un tel système n’aide pas du tout les élèves à comprendre comment fonctionne la langue française,  comment il faut l’apprivoiser, comment « jouer » avec elle. Cette langue devient alors rébarbative.

Dans un monde dominé par la technologie et les réseaux sociaux, comment les linguistes abordent-ils le nombre croissant de néologismes ?

Je pense que les néologismes ne sont pas un problème pour le linguiste, à partir du moment où ils sont entrés dans l’usage. Reste à savoir quelle sera leur durée de vie. L’important n’est pas de combattre les néologismes, mais de laisser vivre en même temps une langue plus classique et de la faire connaître aux élèves et aux étudiants.

Quel livre ou projet recommanderiez-vous aux gens, et surtout aux linguistes de lire?

Je ne fais aucune recommandation sur ce plan, si ce n’est celle de s’intéresser à des travaux qui montrent une approche plus cognitive de la pratique des langues, une manière plus « incarnée » d’enseigner la langue, par exemple par la prise en compte des paramètres individuels et des émotions, du contexte, etc.

Dans quels projets avez-vous été récemment impliquée ? Pourriez-vous nous donner plus de détails ?

Comme j’ai beaucoup enseigné la littérature (dans une approche stylistique et rhétorique), je n’ai pas participé récemment à des projets linguistiques particuliers. En revanche, cela fait la troisième année que je codirige le Master en enseignement secondaire- filière « Français » à l’Université du Luxembourg, et que j’y enseigne la grammaire et la linguistique françaises.

Mon objectif est de renouveler l’enseignement de la langue française dans le système luxembourgeois, grâce à la formation que je donne à mes étudiants. Je leur enseigne notamment à décomposer toutes les difficultés de la langue, à se mettre à la portée de leur public (âge, origine), à montrer aux élèves comment on peut dominer la langue (à travers une approche expérimentale) et ne pas se laisser dominer par elle, afin de ne plus se sentir en position d’insécurité linguistique.


Written by Robine Bonsenge – Study Visitor in Communication at the Terminology Coordination Unit of the European Parliament (Luxembourg) and currently enrolled in the Master in Learning and Communication in Multilingual and Multicultural Contexts at the University of Luxembourg. She holds a Bachelor degree in European Cultures (French section). She speaks French, English, Lingala, Dutch and she is learning German.