Interview with Anne Zribi-Hertz (French)

L’étude des langues créoles invite à articuler les perspectives synchronique et diachronique. Elle nous renseigne utilement sur les lois du changement linguistique. Par ailleurs, les langues créoles tendent de façon générale à être dévalorisées dans leur environnement social (y compris par leurs propres locuteurs), par rapport à leurs langues “lexificatrices” (par exemple, les créoles français sont généralement perçus comme moins prestigieux que le français, etc.). Travailler à la description linguistique explicite des grammaires créoles a donc aussi une justification politico-sociale et didactique.

Anne Zribi-Hertz

Anne Zribi-HertzMadame Anne Zribi-Hertz est devenue docteur ès lettres à l’Université Paris 8 en 1986. Maintenant elle est professeur émérite à la même université ainsi que responsable du Groupe de Recherche sur les Grammaires créoles (GRGC) de l’Unité Mixte de Recherche “Structures Formelles du Langage” (UMR 7023) CNRS/Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Ce groupe de recherche réunit les créolistes de France et de divers autres pays et organise un séminaire mensuel sur les langues créoles et leurs grammaires. Le professeur Anne Zribi-Hertz s’intéresse à la morphosyntaxe descriptive, comparative et théorique. Elle a publié des travaux sur le français (standard et non standard) et l’anglais, mais aussi sur d’autres langues typologiquement diverses, notamment des langues créoles à base française.

1) Quand et pourquoi avez-vous décidé d’étudier les langues créoles ?

J’ai commencé à m’intéresser de près aux langues créoles — plus spécifiquement aux créoles à base lexicale française — au début des années 1980, quand mon université (ex- Centre Universitaire Expérimental de Vincennes), après son déménagement à Saint- Denis en 1981, s’est mise à recevoir massivement des étudiants résidant dans la banlieue nord de Paris, incluant à la fois beaucoup de francophones (monolingues ou bilingues) de milieu social modeste, et beaucoup d’immigrants allophones. Comprenant que nous (les enseignants) devions impérativement réajuster nos méthodes et programmes d’enseignement à cette nouvelle population étudiante, j’ai proposé à quelques collègues d’exploiter positivement la richesse linguistique de notre université, en appliquant les outils de nos théories linguistiques (quelles qu’elles soient) à l’étude des langues effectivement parlées par nos étudiants. La palette de langues à notre portée était assez large (un paradis pour linguistes !), et incluait, de façon récurrente (mais sans exclusive), des créoles à base lexicale française parlés surtout à cette époque par des étudiants des Antilles françaises ou de l’Ile Maurice. D’autres langues très présentes à P8 au début des années 80 étaient le persan, le turc azeri (d’Azerbaidjan), et diverses langues d’Afrique francophone (comme le lingala, le kikongo, le bambara, le wolof, le sango… ou le malgache). Mon attitude générale était de m’intéresser à toutes les langues auxquelles il m’était donné d’avoir un accès de première main, et d’expl oiter cette manne à la fois pour mettre les théories lingustiques à l’épreuve des données (une sorte de formation continue pour linguistes), et pour inoculer aux étudiants un intérêt pour la linguistique (en particulier la syntaxe, puisque je devais l’enseigner).

Les créoles à base lexicale française m’ont d’abord intéressée en tant que linguiste, pour leur relation complexe au français, qui soulève diverses questions théoriques bien connues en créolistique et fournit un support intéressant pour réfléchir aux lois du changement linguistique. Elles m’ont également intéressée en tant qu’enseignante- pédagogue, car j’ai cru observer que les étudiants créolophones bilingues français/créole montraient souvent (pas toujours, mais souvent) une certaine difficulté à maîtriser le français standard. Ce constat ne pouvant avoir selon moi qu’une origine linguistique, j’ai fait l’hypothèse que la meilleure façon d’aider ces étudiants à améliorer leur performance académique était de les entraîner à séparer explicitement leurs deux grammaires internes — celle du français, et celle du créole — en les examinant objectivement, et à égalité — avec les mêmes outils.
Par la suite j’ai accompagné dans la durée deux étudiants créolophones, l’un haïtien, l’autre mauricienne, qui ont chacun fini par soutenir une thèse de doctorat sur la morphosyntaxe de leur créole, et qui sont aujourd’hui tous les deux recrutés comme professeurs dans leurs pays respectifs. En travaillant à leur côté, j’ai moi-même beaucoup appris sur la grammaire de ces deux créoles, et les grammaires créoles en général.

2) Quelles sont les langues créoles que vous étudiez ?

Grâce aux étudiants créolophones de Paris 8, j’ai pu avoir un accès de première main au martiniquais, au guadeloupéen, à l’haïtien et au guyanais, ainsi qu’au mauricien (une seule fois au réunionnais). J’ai observé de façon plus approfondie (et publié des travaux sur) le mauricien (dans les années quatre-vingts), l’haïtien (depuis 2002) et le martiniquais (depuis 2013).

3) Avez-vous eu la possibilité d’étudier les langues créoles directement dans les communautés linguistiques créoles ?

Je n’ai jamais fait ‘du terrain’ (sur les langues créoles) au sens usuel du terme — impliquant l’enregistrement de locuteurs dans les zones créolophones. Mon an gle est celui de la linguistique générative, pour lequel la grammaire d’une langue est d’abord la grammaire interne, qui est, essentiellement, idiolectale, càd. enregistrée dans le cerveau d’un locuteur humain. Pour explorer les propriétés d’une grammaire créole je n’ai donc pas besoin de me déplacer dans l’espace si je peux travailler à Paris avec un locuteur – informateur convenablement sélectionné. On peut donc dire que je fais ‘du terrain’ depuis plus de trente ans, mais sans me déplacer dans l’espace. Tous les comparses- informateurs (apprentis-linguistes) avec lesquels j’ai co-signé des articles ont été d’excellents consultants, très motivés et intelligemment réactifs. Le genre de travail que j’ai fait (traitant toujours de questions de morphosyntaxe, nécessairement corrélées à de la sémantique) ne peut pas se faire sur la base d’enregistrements de langue spontanée produite par des locuteurs multiples rencontrés ‘sur le terrain’ (au sens usuel). La linguistique ‘de terrain’ (au sens usuel) produit des travaux de nature différente de ceux que je fais : des relevés de propriétés ou d’expressions, des cartes aréales, etc.

J’ai pu accéder directement à des données créoles élicitées avec mes comparses étudiants-consultants. Tous avaient eux-mêmes directement accès à d’autres locuteurs capables de discuter avec eux des données, de fournir des jugements d’acceptabilité, de vérifier et produire d’autres données, etc. Par exemple, mon actuel étudiant-informateur martiniquais habite Paris mais est en communication continue avec sa famille et de s amis basés en Martinique, qu’il bombarde de questions sur les données. Les exemples que nous sélectionnons dans nos travaux, et les interprétations et jugements d’acceptabilité associés, ont toujours été validés par plusieurs locuteurs — non pas parce que je remets ici en question le caractère essentiellement idiolectal de toute grammaire interne, mais parce que ce travail de confrontation/vérification des données permet au consultant principal de clarifier/ordonner sa propre compétence de sa langue.

4) Vous êtes responsable du groupe de la recherche sur les grammaires créoles. Pouvez-vous nous décrire les activités et les objectifs de ce groupe de recherche ?

Le Groupe de Recherche sur les Grammaires Créoles s’est officiellement constitué en 2006 au sein de mon unité de recherche (UMR 7023 du CNRS : “Structures Formelles du Langage”). En amont de sa fondation, diverses activités de recherche autour des langues créoles avaient déjà eu lieu au département de linguistique de l’Université Paris 8 depuis les années 1980 — projets tutorés sur des grammaires créoles, journées d’étude sur les langues créoles, etc.). La création du GRGC — entérinée par un sigle, mais aucun budget d’aucune sorte — n’a fait que donner une forme extérieurement plus ‘visible’ à un processus déjà enclenché depuis longtemps. Nous nous sommes dès le départ définis comme un groupe de recherche (i) centré sur les grammaires créoles (à l’exclusion de la sociolinguistique des sociétés créolophones, la didactique du français en créolophonie, la culture, la littérature créoles, etc.) ; et (ii) “international” (et non spécifiquement “français”), c’est-à-dire travaillant en collaboration avec divers créolistes dans d’autres pays — à commencer par l’Université d’Amsterdam, où se trouvaient alors Enoch Aboh, Hans den Besten et Norval Smith, tous trois intéressés par les créoles en général (en particulier ceux du Surinam et l’afrikaans). Par les deux caractéristiques (i) et (ii) nous nous distinguions donc du Comité International d’Etudes Créoles, créé à Aix-en-Provence par Robert Chaudenson, dont les centres d’intérêt étaient plus généralistes (moins spécifiquement ‘grammairiens’), essentiellement francophones (leur projet était soutenu financièrement par l’agence de la Francophonie), et centrés sur les créoles à base française.

L’objectif de notre groupe GRGC était simplement de créer un environnement stimulant et interactif à Paris pour les linguistes travaillant sur les grammaires créoles. Nous organisons principalement un séminaire mensuel, qui a lieu le lundi après -midi au centre CNRS de la rue Pouchet (lieu d’ancrage du labo de linguistique de l’université Paris 8). Chaque séance est organisée autour d’un ou deux exposés, dont certains sont faits par les membres parisiens du groupe (qui présentent leur travail en cours), et d’autres par des chercheurs extérieurs qui ont quelque chose à présenter et sont toujours les bienvenus. Le groupe régulier est petit mais tonique, régulièrement complété par des visiteurs divers, les discussions sont toujours amicales et dénuées de sectarisme, c’est franchement positif. Ce groupe a fourni à plusieurs doctorants créolophones et créolistes un environnement pertinent pour leur travail de recherche — trois thèses ont déjà été soutenues à Paris (Henri <UP7> et Alleesaib <UP8> sur le mauricien, Glaude <UP8> sur l’haïtien, une autre thèse est en cours à UP7 (Hassamal), d’autres doctorants-créolistes basés dans des universités étrangères (Rome, Genève, Amsterdam — maintenant Tchéquie) sont venus (ou comptent venir) présenter un exposé.

En plus du GRGC nous avons obtenu depuis 2011 un financement du CNRS pour un Groupe de Recherche International mettant en réseau des chercheurs créolistes plus ou moins isolés dans leurs universités respectives (Coimbra, Lisbonne, Berlin, Londres, Amsterdam, Orléans, Lyon, Paris 7, Paris 8) : <http://www.pidgins-creoles.cnrs.fr/home>. Ce programme international prend fin cette année, et nous venons d’apprendre qu’il est prolongé sous le nouveau titre PCG (Pidgin and Creole Grammars). Ce réseau international sur les grammaires créoles a bien stimulé notre travail collectif et accru notre visibilité.

5) Quel est le statut des langues créoles dans la linguistique ?

Du point de vue de leurs grammaires (leurs propriétés phonologiques, morphologiques, syntaxiques, sémantiques), les langues créoles sont des langues naturelles comme toutes les autres. Personne n’a jusqu’ici identifié une seule propriété linguistique qui soit partagée par toutes et seulement les langues créoles, à l’exclusion des langues non créoles. Les langues créoles se distinguent essentiellement des autres par les conditions externes de leur émergence en tant que langues — des conditions de contact de langues particulières, qui ont impliqué l’acquisition non guidée d’une langue L2 (‘dominante’ dans le contexte social) par des locuteurs de langues L1 typologiquement très différentes de la langue-cible. Ces conditions ont fourni le terreau d’un processus d’hybridation de grammaires (par ex. langue indo-européenne x langue(s) africaine(s) —> créoles à base française, portugaise, anglaise ou néerlandaise ; arabe x langue(s) africaine(s) –> “Juba Arabic”) dont on peut comprendre qu’il fascine certains linguistes : voir à ce sujet le livre passionnant d’Enoch Aboh — membre du GRGC et du réseau PCG : Complex processes in new languages, récemment paru (2015) chez John Benjamins.

Du fait de leur caractère visiblement hybride (toutes les grammaires le sont peut- être, mais pas aussi visiblement), l’étude des grammaires créoles invite plus que toute autre les linguistes à s’interroger sur les changements linguistiques qui ont conduit à l’émergence des propriétés qu’on décrit— à articuler, dans leur réflexion, les points de vue synchronique et diachronique.

6) Pourquoi est-il important d’étudier les langues créoles ? Quelle est la contribution des études de ces langues à la linguistique ?

La question 6 ne me semble pas très différente de la précédente. L’étude des langues créoles invite à articuler les perspectives synchronique et diachronique. Elle nous renseigne utilement sur les lois du changement linguistique. Par ailleurs, les langues créoles tendent de façon générale à être dévalorisées dans leur environnement social (y compris par leurs propres locuteurs), par rapport à leurs langues “lexificatrices” (par exemple, les créoles français sont généralement perçus comme moins prestigieux que le français, etc.). Travailler à la description linguistique explicite des grammaires créoles a donc aussi une justification politico-sociale et didactique :
– justification politico-sociale : la standardisation des grammaires créoles (la fixation d’une norme, l’adoption d’une graphie officielle) est un préalable à leur reconnaissance officielle, donc à leur valorisation, et à leur utilisation dans l’administration, l’enseignement (manuels scolaires), etc. Ce dernier enjeu est fondamental en Haïti, par exemple, où 15% seulement de la population maîtrise effectivement le français ;
– justification didactique : les locuteurs d’un créole parviendront d’autant mieux à maîtriser la grammaire standard de la langue lexificatrice (dont l’emploi est attendu en situation formelle) qu’ils reconnaîtront clairement (et fièrement) leur bilinguisme en identifiant le créole et le français comme deux grammaires distinctes.

7) Selon vous, quel est le futur des études des langues créoles ? Quelles sont les questions les plus importantes à résoudre ?

La vitalité de l’étude linguistique des langues créoles dépend de l’intérêt des linguistes pour ces langues, et de la possibilité qu’ils auront de les étudier, qui sont fonction de facteurs divers, internes et externes. Les créolistes actuels incluent d’une part des linguistes non créolophones (en tout cas pas en tant que ‘natifs’) (par exemple des Néerlandais qui s’intéressent aux créoles du Surinam ou à l’afrikaans, des anglicistes ou anglophones qui s’intéressent aux créoles à base anglaise, des francisants ou romanistes diachroniciens qui s’intéressent aux créoles à base française ou romane, etc.), et d’autre part des linguistes créolophones, comme il en existe par ex. aux Antilles françaises, en Jamaïque, à Maurice, en Haïti, mais aussi en Europe et aux Etats Unis. L’avenir des études créoles n’est peut-être pas le même dans les universités européennes et américaines et dans les pays ou régions créolophones — parmi lesquels il faut distinguer ceux, comme Haïti, où le créole est reconnu comme langue officielle et aspire officiellement à se standardiser, et ceux où les choses sont plus compliquées, comme la Martinique, où le créole coexiste en tant que ‘langue régionale’ avec le ‘français national’. Il reste énormément de travail utile à faire sur les grammaires créoles avec les outils et méthodes de la science et de la linguistique modernes — il faudrait des monographies détaillées sur chaque créole, couvrant tous les modules de la grammaire (phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique), des bases de données informatisées, ainsi qu’une réflexion approfondie sur le cheminement diachronique qui a conduit à chaque grammaire créole moderne, suivant par exemple l’optique de l'”hybridation” de propriétés explorée par Aboh (2015), qui implique l’articulation minutieuse d’informations linguistiques et historiques. J’espère donc sincèrement que l’on pourra continuer à encourager de jeunes chercheurs à s’engager dans des projets portant sur les grammaires créoles.


Photo MichalIntervieweur :

Michal Kováč prépare son doctorat en philologie française à l’Institut des langues romanes de l’Université Masaryk de Brno en République tchèque. Il a fait un stage à l’unité de la traduction slovaque du Parlement européen et une visite d’études à l’unité TermCoord du Parlement européen à Luxembourg. Il aime la France, la langue française, l’histoire et s’intéresse aux langues créoles à base française ainsi qu’à la terminologie.