Luxembourg, un don du multilinguisme – Mrs Erna Hennicot-Schoepges

eaft-summit-2016-9Keynote speech by Hon. Minister of Culture of Luxembourg at the VIII European Terminology Summit:

Une cordiale bienvenue à Luxembourg dans cet hémicycle si intimement lié à l’histoire des institutions européennes, puisque c’est ici que le premier Parlement Européen élu s’est rassemblé en 1979. Quand on a demandé à Umberto Eco quelle était selon lui la langue de l’Europe, il a répondu: C’est la traduction!

Vous, qui êtes confrontés à la multitude des langues, à laquelle on s’apprête maintenant à ajouter encore le Luxembourgeois, les services que vous rendez au fonctionnement des institutions sont inestimables. J’avoue que parfois durant ma vie parlementaire je préférais écouter le traducteur plutôt que l’orateur, et parfois je me suis demandée comment vous avez réussi à donner une structure au discours par la traduction.

Au titre de mon discours, il manque le point d’interrogation. Qui saurait en effet prédire si d’ici quelques décennies la multitude de langues pratiquées au Grand Duché ne sera pas dépassée et quel sera alors l’avenir de notre langue le Luxembourgeois. L’initiative populaire de vouloir en faire une vraie langue d’administration suscitera certainement un débat, non seulement linguistique, mais surtout identitaire.

Identité

A l’occasion d’une conférence faite à Berlin à l’Institut pour la Diplomatie Culturelle j’ai demandé aux étudiants de définir leur identité. Les réponses étaient très diverses: les uns se disaient européens nés de parents de nationalités différentes, ayant grandi dans plusieurs pays, avec des attaches à plusieurs cultures. D’autres se sentaient proche de leur pays, ou définissaient leurs racines par leur famille, leur religion, leur culture, leur langue. Encore d’autres disaient se sentir apatrides, sans racines!

Cet épisode n’est évidemment pas représentatif pour un débat de fond sur l’identité, la nationalité et l’appartenance ethnique d’une personne. Toutefois les jeunes générations qui dès leur petite enfance ont voyagé et vécu dans différents pays en ont des perceptions différentes de celles qui à force de luttes et de guerres  ont acquis une  nationalité définie par des frontières géographiques. Est-ce que l’Etat Nation seul peut être synonyme d’identité? Le Luxembourg avec ses brassages de nationalités et son multilinguisme séculaire peut être considéré comme un laboratoire pour l’étude de cette question.

Le Grand Duché et son histoire

Quelques bribes d’histoire sont nécessaires pour comprendre la longévité du Grand Duché de Luxembourg, comme état indépendant et souverain.

Carrefour dès le néolithique, terre de passage, cette région fut aussi lieu  de séjour à l’époque romaine.  Nous n’avons pas encore retracé cette histoire – au grand regret des archéologues. Le théâtre de Dalheim reste le plus grand site excavé. Les alentours, hébergent une cité de quelque 3000 habitants, construite au 2e siècle après JC. C’était la plus importante localité à cette époque, située sur les voies romaines qui reliaient Trêves à Reims. Vu l’importance du site, des excavations n’ont pas encore été entamées. Dans tout le pays de nombreuses villas romaines sont encore enfouies. Un événement phare fut la découverte en 1995, année de Luxembourg Capitale culturelle de l’Europe, d’une mosaïque romaine représentant Hector et les neuf muses. Elle a été restaurée et installée au musée d’histoire et d’art.

En 698 Saint Willibrord est autorisé par l’Abbesse Irmine de Oeren de construire sur les terres appartenant au cloître de Trèves,  l’abbaye d’Echternach.   Les Bénédictins en ont fait un centre de grande culture. Les plus importants vestiges sont certainement le Codex Aureus, manuscrit enluminé, acquis par le Musée National de Nuremberg.  La procession dansante, qui a lieu chaque mardi de Pentecôte a été classée patrimoine mondial immatériel par l’Unesco.

Ce serait trop long de m’attarder à notre histoire du Moyen-âge, lisible à travers les noms de ses souverains, qui étaient empereur, comme Henri VII, roi de Bohême comme Jean l’Aveugle, qui est enterré à Luxembourg, Charles JV empereur, et Sigismond reposant en Roumanie.

Les guerres sévissant au Moyen âge sur le continent n’ont pas épargné cette région. Le Luxembourg a été convoité par les grandes puissances, occupé par les Habsbourg, les rois d’Espagne, les Prussiens. Le règne des Autrichiens sous l’impératrice Marie-Thérèse fut la période la plus paisible, riche par la culture architecturale léguée.

La forteresse construite par Vauban au XVIe siècle a été célèbre, appelée le Gibraltar du Nord et jamais conquise.
Sous Napoléon nous sommes devenus le département des forêts, les biens de l’église furent confisqués, en contre partie le régime Napoléonien a obligé l’autorité publique à se charger de la rémunération du clergé. Le Code Napoléon est adopté pour la juridiction.

Au  congrès de Vienne 1815 l’ancien Duché de Luxembourg,  est désigné  Etat tampon entre la France et l’Allemagne, obligé à la neutralité,  rapetissé de territoires affectés à la Belgique, la France et l’Allemagne. Devenu Grand-Duché, pour des questions de préséances, il fut rattaché au Roi des Pays-Bas.

De l’Etat à la Nation

La Construction d’un Etat indépendant ne s’est pas faite sans difficultés.
Les effets de la révolution de 1848,  ont duré jusqu’en 1867, lorsque le traité de Londres a mis fin aux revendications de Napoléon III qui voulait acheter le Grand Duché, et de Bismarck, qui voulait l’annexer. La condition du démantèlement de la forteresse y fut actée.

La guerre franco-allemande de 1870- 1872 relance une nouvelle fois la question de l’appartenance du Luxembourg. Grâce à l’intervention du Tsar de Russie, alerté par l’épouse du prince Henri, la princesse Amélie, le statut d’indépendance et de neutralité a été retenu.

Le nouvel état était Membre de la Confédération germanique, lien essentiel pour le développement économique. L’orientation culturelle cependant a été plus forte vers les voisins francophones. Pour créer l’état, il fallait créer une administration, la question linguistique était donc épineuse. Le gouvernement a tranché avec   la loi scolaire de 1843 qui est devenu unique en son genre. L’historien Gilbert Trausch commente comme suit dans son ouvrage “Le Luxembourg, émergence d’un état et d’une Nation” comme suit:

“A retenir une caractéristique essentielle des institutions scolaires du pays qui le distingue de ses trois pays voisins: une école unique pour tous les enfants et adolescents qui sera le creuset dans lequel se formeront la solidarité et l’esprit démocratique…. Pour tout ce qui touche au droit civil et pénal le gouvernement se tourne vers la France et la Belgique, pays de code Napoléon. …..Les lycées luxembourgeois sont plutôt organisés sur le modèle français et belge. …En revanche s’il s’agit de questions douanières et économiques on s’orient vers l’Allemagne. …. Comme le français est la langue de la réglementation, des problèmes de terminologie se posent parfois….ceci déjà en 1843

(fin de cit.)

Le débat de cette loi qui obligeait les communes à organiser l’enseignement des deux langues dans les écoles primaire fut rude. Une tentative d’introduire la possibilité d’une dispense, tenant compte de  la situation géographique des communes, fut rejetée par le gouvernement avec l’argument que les ouvriers allaient chercher du travail dans les pays voisins et qu’ils avaient avantage à connaître leur langue.

Le premier document en Luxembourgeois date du XIIe siècle. Ce n’était évidemment pas la langue comme nous la connaissons aujourd’hui, elle fut d’ailleurs qualifiée de “Moselfränkisch”.   Une riche littérature en Luxembourgeois a pris son essor après la création de l’Etat et l’établissement de l’école publique.

Le Multilinguisme source de connexion

La bourgeoisie, qui s’est installée au Grand Duché,  surtout avec le développement industriel au tournant du siècle pratiquait de préférence le français, alors que les journaux étaient en allemand. Ce bilinguisme a été à l’origine d’une coopération culturelle fructueuse. Après la première guerre mondiale, période marquée par des soulèvements populaires, la question du système d’Etat, Monarchie ou République, fut posée. Le gouvernement a soumis ces questions à un référendum en1919. Après un changement de la loi électorale, élargissant le droit de vote à toute la population, donc aussi aux femmes, les électeurs ont  tranché pour la Grande Duchesse Charlotte et le rattachement économique à la France….qui n’a pas voulu de nous. En suit le rattachement économique à la Belgique en 1921  suivi par la création du Benelux en 1948.

Suite à l’initiative d’Aline Mayrisch de St.Hubert, l’épouse d’origine française du patron de l’industrie sidérurgique luxembourgeoise s’est créée une initiative culturelle appelée le Cercle de Colpach, nommé ainsi d’après la demeure des Mayrisch. Parmi les hôtes de Colpach il y avait André Gide, Annette Kolb, Koudenhove Kalergi, Président du Comité central de l’Union Paneuropéenne et Walther Rathenau, industriel et ministre allemand, assassiné à Berlin en 1922..

Emile Mayrisch, décédé lors  d’un accident de voiture en 1928 n’a pu poursuivre sa vision d’empêcher la militarisation en cours et d’empêcher un nouvel affrontement entre la France et l’Allemagne.

L’institut Pierre Werner, institut culturel conjoint entre la France, l’Allemagne et le Luxembourg, créé en 2003 a repris cet “esprit de Colpach”. Son siège est à l’Abbaye Neumünster à Luxembourg.

Pendant la deuxième guerre Mondiale le Luxembourg était occupé par les Allemands, en dépit de son statut de neutralité, enrôlé de force à l’armée de l’occupant. Après la guerre les gouvernements ont pris une part active à la création de toutes les organisations internationales.

Membres fondateurs de la Haute autorité du Charbon et de l’Acier en 1951, nous sommes devenu, un peu par hasard et par chance ville siège des futures institutions européennes.

Le développement économique de l’après guerre connait une période de forte immigration.

L’immigration et l’école

L’Allemand, et bien sûr le Luxembourgeois étant la langue parlée par les gens du peuple, les jeunes apprenaient dès les premières années de leur scolarisation l’allemand, par lequel ils sont alphabétisés, et ensuite le français, donc  les langues des voisins. Même après la deuxième guerre Mondiale il n’y eut pas de tentative de bannir la langue de l’occupant Nazi de l’école publique, alors qu’il  était interdit de parler le Luxembourgeois pendant l’occupation. La langue c’est avant tout aussi la culture. Notre fierté d’avoir pu lire Goethe en Allemand et Victor Hugo en Français a certainement contribué à l’évolution d’un multilinguisme bénéfique à notre survie comme Etat indépendant.

Face à l’immigration portugaise des années 70 l’alphabétisation des enfants était épineuse. Comment en effet alphabétiser les petits Portugais en allemand? La demande de cours de langue maternelle offerts en marge des cours à l’école publique était pratiquée. Au Conseil de l’Europe cette pratique fut même inscrite dans des résolutions sur l’immigration.

Entretemps le multilinguisme précoce est promu, l’expérience de l’Ecole Européenne ayant apporté la preuve que ce n’est pas nécessairement une entrave à un bon développement scolaire. Toutefois, nos mauvais résultats dans les études PISA s’expliquent par le volume des programmes scolaires, dus au multilinguisme.

L’alphabétisation en français a été thématisée seulement au tournant du XXIe siècle. Avec la diversification économique, de nombreuses familles de nationalités différentes se sont installées, revendiquant des facilités scolaires pour leur progéniture.

La disparition du système de l’école unique pour tous nécessitera une réflexion profonde sur la cohésion de la population. La question de l’identité, liée à la nationalité qui peut être double, concernera aussi celle de la cohésion de la population. Terre d’accueil, avec une population résidente de 44% de non Luxembourgeois, les efforts pour l’avenir devront réinventer un multilinguisme élargi, dans le respect des différentes langues des immigrés.

Et le Luxembourgeois?

Les défenseurs de notre langue se sont fédérés, en action concertée, promouvant les écrits en luxembourgeois dans la presse action qui a abouti à la législation de 1984. Pragmatisme encore: la constitution  actuelle stipule que le régime des langue est fixé par la loi.

Le Luxembourgeois a été promu langue nationale, proclamant par la même loi sur le régime linguistique que le français restait la langue officielle et l’allemand langue usuelle, et accordant au citoyen le droit d’avoir une réponse de la part des administrations dans la langue de sa question.

Lors d’une émigration vers la Transsylvanie au 13e siècle notre langue, assimilée au Sächsisch, a survécue. quelque 5000 personnes la parlent encore aujourd’hui. Un dictionnaire est en élaboration, ainsi on pourra comparer l’évolution de la langue en terre roumaine à celle au Grand Duché.

L’université

Avec la création de l’Université du Luxembourg en 2003 commence une nouvelle ère. Allemand, français et anglais sont les langues imposées pour l’enseignement par la loi. Après 13 ans d’existence l’université est aujourd’hui classée parmi les 180 meilleures universités au niveau mondial.

L’institut de langue et culture luxembourgeoises créé en 2015 est encore un pas vers la sauvegarde de cette identité qui se proclame multilingue.

Le projet sur la terminologie à l’Université du Luxembourg, lancé en 2012  à l’Initiative de Rodolfo Maslias,  prouve bien qu’il y a dans toutes les langues des termes qui ne peuvent être traduits dans une autre langue sans perdre une part de leur signification d’origine.

L’étroite coopération de l’Université avec les services européens sur place sera une perspective pour l’approfondissement des éléments culturels liés aux différents régimes linguistiques.

L’exiguïté territoriale y apporte son avantage: la perception de l’autre comme individu, et non pas comme entité anonyme, ajoute à la proximité le caractère humain. L’immigration a permis au Luxembourg de poursuivre son développement économique grâce à la main d’oeuvre des immigrés et des frontaliers. Sans le multilinguisme  ambiant ce serait chose impossible.

Pour conclure, je dirais: vive la traduction et les traducteurs. A la mobilité physique qui nous est garantie par les accords de Schengen s’ajoute une mobilité du cerveau bénéfique non seulement à la compréhension de l’étranger, mais aussi au respect de sa culture. Et cette diversité des cultures est toujours en attente de trouver sa place bien ancrée dans le monde d’aujourd’hui.

Mrs Erna Hennicot-Schoepges – Hon. Minister of Culture of Luxembourg