Entretien avec Loïc Depecker

Loïc Depecker, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de grammaire, est professeur en sciences du langage à l’Université de Paris Sorbonne.
Il a été nommé le 20 mai 2015, en Conseil des ministres, Délégué général à la langue française et aux langues de France.
Il a exercé plusieurs postes de responsabilité de 1980 à 1996 au sein des services du Premier ministre et du Ministère de la culture et de la communication. Particulièrement, celui de conseiller technique pour la néologie et la terminologie scientifique et technique. Il est expert Afnor et président fondateur de la Société française de terminologie (société savante). Il est officier des arts et des lettres (2011).
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1) Vous avez été nommé en 2015 par le Premier ministre français Manuel Valls « Délégué général à la langue française et aux langues de France », afin de mettre en place l’Agence de la langue française. Pourriez-vous nous expliquer quelle est votre mission en tant que terminologue ?

La mission que m’a confiée le Premier ministre couvre un vaste domaine. En quelques mots, il s’agit de faire du français une langue de la modernité, apte à évoluer et à désigner les réalités du monde contemporain. Le français est une vieille langue, qui date de plus d’un millénaire : c’est une langue historique. C’est aussi une langue moderne, qu’il faut développer dans tous les domaines du savoir. J’ai ouvert pour cela plusieurs grands chantiers, celui de la terminologie, celui de la sauvegarde du français scientifique et technique, celui de la présence du français sur la toile, celui de la relation du français avec les langues de France, les langues de la francophonie, les langues européennes, les langues du monde, notamment les langues romanes. Mais il y a, au-delà de cette difficile mission, la nécessité de permettre à chacun en France, que ce soit en métropole ou dans les outremers, d’avoir accès à l’apprentissage du français. Si les Français jouissent d’une très bonne scolarisation grâce aux efforts du ministère de l’éducation nationale, il y a nombre de nos concitoyens qui ne maitrisent pas le français. Soit parce qu’ils ont rejoint la France récemment, soit qu’ils n’ont jamais eu la possibilité d’apprendre la langue française, soit parce qu’ils l’ont désapprise. J’ai commencé tout jeune, en 1970 à faire de l’alphabétisation auprès de travailleurs algériens. J’en ai gardé une joie et un engagement, joie de voir par exemple le bonheur de qui découvre tout à coup la forme de chacune des lettres pour écrire son nom. Au fil des années, avec les changements dans la société, le français est bel et bien devenu une question sociale.

 
2) Pensez-vous qu’une institution comme l’Agence de la langue française est un outil fructueux pour les linguistes et experts scientifiques ou plutôt un moyen de sensibilisation à l’usage correct de la langue ?

La préfiguration d’une Agence de la langue française, que le Premier ministre m’a confiée, devrait permettre tout particulièrement d’effectuer une coordination plus serrée des différents organismes qui enseignent le français hors de l’éducation nationale. Il y a beaucoup à faire. Il faut aider par exemple nos concitoyens des outremers à maitriser très tôt le français, en association étroite avec leur(s) langue(s) maternelle(s). Le français en effet n’est pas toujours, dans certaines régions de France, langue maternelle. Cette question des outremers me préoccupe beaucoup. Il faut former les esprits à s’exercer, en comprenant les mécanismes qui jouent lors du passage d’une langue à l’autre. C’est un jeu, tout le monde est passionné par cela ; mais il faut y consacrer un apprentissage approfondi.

 

3) Vous définissez la terminologie comme une discipline « tournée vers le monde ». Pourriez-vous nous expliquer comment la terminologie assume une importance pratique dans notre façon d’appréhender et de nous rapporter à la réalité ?

Je définis effectivement la terminologie comme une discipline tournée vers le monde. La nomination des objets et des concepts est une activité de tous les instants, que nous faisons souvent inconsciemment. Utiliser ou créer un terme est à chaque instant un choix. Quel choix ? Celui de ce que j’appelle une “conception” : le terme porte avec lui une conception, une manière de voir les choses et le monde. Nous traitions il y a peu de temps, dans le cadre du drame migratoire actuel, du terme hot spot. Cela, au sein du collège d’experts de terminologie du ministère des affaires étrangères. Nous avons retenu, encore provisoirement, centre d’accueil, -qui était d’ailleurs le choix de Manuel Valls dans un de ses discours sur le sujet- ; voire, pour plus de précision, centre d’accueil et d’enregistrement ou centre d’accueil et d’orientation.  On voit bien qu’on ne dit pas tout à fait la même chose à chaque fois. En tout cas, nous nous sommes battus pour qu’on ne dise pas centre de tri ou centre de sélection, comme l’évoquaient certaines coupures de presse.  Nous devons intégrer dans nos choix la question de l’humanisme, idée majeure d’un pays comme le nôtre.

 

4) Vous avez été conseiller auprès de la Commission européenne pendant 10 ans. Quel était votre rôle ?

J’ai été conseiller auprès de la Commission européenne pendant quelques années. Mais je n’ai pas eu à traiter beaucoup de projets. Il s’agissait de donner, à titre d’expert, une analyse sur des projets linguistiques proposés à la Commission européenne.

 

5) Est-ce que vous avez suivi l’évolution de la base de données IATE ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

J’ai suivi l’évolution de la base de données terminologiques IATE, notamment dans le cadre de mes cours de linguistique et de terminologie à la Sorbonne. Les étudiants en traduction ont beaucoup d’idées reçues sur les ressources terminologiques qu’ils trouvent sur la toile. Je leur recommande IATE bien sûr, qui s’est beaucoup améliorée. C’est une base de données qui a traversé plusieurs révolutions technologiques, ce qui est toujours difficile pour une organisation administrative et un système informatique. Je pense qu’il y a encore beaucoup à faire pour en faire un outil ouvert aux besoins du public. Ce devrait être un projet prioritaire pour l’Union européenne : faire en sorte que toutes les ressources de langues européennes, -y compris les langues régionales-, soient en ligne, particulièrement dans leurs dimensions techniques, scientifiques et administratives. Ce serait là travailler à la sauvegarde des langues et répondre aux demandes de l’Unesco en matière d’identités culturelles et linguistiques. Il faut sans doute développer les applications informatiques qui permettent un travail à plusieurs et en relier l’activité et les résultats à IATE. Les évolutions technologiques actuelles le permettent.

 

6) Quelle est à votre avis le rôle que la terminologie assume dans un contexte multilingue comme celui des Institutions européennes ? Quelles sont ses limites ?

Comme je l’ai dit, la terminologie est essentielle à la conception que l’on veut inscrire dans les choses. Elle l’est aussi pour la traduction. Il faut faire en sorte que les termes puissent être non pas les mêmes pour tous, car certains effets de contexte l’interdisent ; mais au moins proches et harmonisés. C’est dire que je ne suis évidemment pas contre le fait qu’un concept reçoive plusieurs désignations. Mais il faut en prévenir le traducteur et le rédacteur du texte à traduire et contribuer à l’aider dans ses choix.

 

7) Est-ce que la terminologie doit être considérée comme une discipline indépendante ou comme une confluence de plusieurs disciplines ?

Les travaux que je mène à l’ISO depuis près de 30 ans m’indiquent que la terminologie est véritablement une science (terminology science dit l’anglais).  Car elle a des principes théoriques et méthodologiques, les expériences en sont répétables, elle peut trouver les validations de sa démarche, notamment par l’analyse des objets auxquels elle renvoie et pas sa confrontation aux objets du monde. Ce qui n’empêche pas la terminologie d’être au confluent de plusieurs disciplines, -c’est ce qui en fait tout l’intérêt- : la philosophie, l’épistémologie, la sociologie, l’histoire des sciences et techniques, l’histoire des langues, la psychologie, la psychanalyse…

 

8) La mise en œuvre de dispositifs et dispositions de normalisation et d’aménagement linguistiques est un sujet épineux qui oblige à adopter diverses stratégies de négociation. Comment la terminologie intervient-elle dans ce processus ?

La terminologie a ses principes et méthodes et ses modes propres d’élucidation. Elle est un garant de vérité : si dans un contrat vous décidez de garder le même sens tout au long du document pour maitrise d’œuvre ou maitrise d’ouvrage, vous êtes gagnant. Dans le cas contraire, c’est l’Enfer !

 

9) Quels sont à votre avis l’avenir et les pistes de développement de la terminologie au sein des institutions publiques et privées ? Selon vous, est-ce que la terminologie sera de plus en plus dépendante de l’informatique ?

La terminologie a un grand avenir, surtout la terminologie plurilingue. Elle ne sera pas dépendante de l’informatique, si les concepteurs de systèmes experts savent ce qu’ils veulent et ne se laissent pas influencer par les machines. Il faut que les informaticiens participent pleinement à la conception de l’ingénierie linguistique nécessaire, en apportant leurs idées et en transcendant le pouvoir des machines.

 

10) La terminologie et la traduction s’efforcent de faciliter les échanges internationaux et de lever les ambiguïtés linguistiques. Comment peut-on s’assurer que cette diffusion de l’information respecte les pensées scientifiques, culturelles et linguistiques locales/régionales ?

Si l’on fait de la terminologie, il faut le faire avec intelligence et pragmatisme. Pour choisir ou créer un terme, il faut pouvoir entrer dans la conception de l’autre, sentir l’esprit de l’époque, les évolutions du temps, les courants qui animent et construisent nos langues jour après jour. C’est ce que nous nous efforçons de faire dans les quelque 20 groupes d’experts en terminologie que nous venons de reconstituer dans les ministères en France. Et là, il y a la barrière des langues : les intraduisibles se rencontrent aussi en terminologie, mais la terminologie est une science d’ingénieurs. Une solution est toujours possible. Il faut pour cela lancer des ponts et estimer la résistance du matériau linguistique, comme on le fait d’un métal ou d’une soudure…

 


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Photo FrancescaInterviewer

Née en 1986 à Trieste (Italie). Elle a étudié à l’École pour interprètes et traducteurs à l’Université de Trieste. Master 1 et 2 en traduction et terminologie juridique à Paris-3 Sorbonne Nouvelle. Chargée d’enseignement en traduction littéraire à Paris-4 Sorbonne, terminologie juridique à l’Institut catholique de Lille et gastronomie et civilisation italienne au Centre culturel italien de Paris. Francesca a enseigné à SciencesPO et travaillé en tant que traductrice, rédactrice et assistante de Direction culturelle au Centre culturel italien. Stage à l’UNESCO dans le réseau des Villes créatives. Elle parle italien, anglais, français, espagnol et apprend le grec.